Assis Lucien se leva, sans envisager de se rasseoir, sachant qu’il se relèverait pour s’asseoir de nouveau, étendre les jambes, les croiser, les décroiser, pour les replier, sans perdre de vue la pendule qu’il avait fini par déposer sur le sol – après l’avoir décrochée du mur pour la poser sur le buffet, appuyée contre un vase, puis une reproduction de la Tour de Pise, dans une corbeille – sans cadran (retiré puis mis dans un tiroir). Manipulations inutiles, vains arrangements. Depuis le moment où, entrant dans la pièce, il avait voulu vérifier l’heure (quelle légèreté ! il s’en rendait parfaitement compte maintenant), depuis le moment où, pour effectuer cette vérification, il avait regardé la pendule, un extrait de film lui était revenu à l’esprit. Dans ce documentaire une compositrice expliquait à un chanteur ce qu’elle attendait de lui, ce à quoi il devait penser, ou mieux encore, ce que devait rendre sa voix, et qui n’était pas chant, mais cri. Le cri, croyait se souvenir Lucien, poussé par un homme, seul, dans l’espace… pas un cosmonaute, un homme : l’homme. Lui, le chanteur. Lui, Lucien, ou lui, René. Mireille ou Camille. Tous les autres. Mais seuls. Réduit à ça : l’homme, ou plutôt à ce cri, seul, dans l’univers. Et lui, le chanteur devait rendre ce cri, que personne n’entendait, ne pouvait entendre, pour la simple et bonne raison que nul n’était présent pour l’entendre. Présent nulle part, pas plus qu’ailleurs… et ce nulle part, et cet ailleurs n’existaient sans doute pas non plus. La télévision éteinte, Lucien se revoyait aller rejoindre Mireille dans la chambre pour s’étendre en prenant soin de ne pas la réveiller, tout en s’efforçant de le faire néanmoins, doucement, afin qu’elle sente sa présence, se retourne vers lui et, après avoir bougonné, lui demande quelle heure il était, réveil dont il aurait profité pour lui raconter ce cri voulu par la compositrice à tel moment de sa partition, ce dont elle, Mireille, n’avait rien voulu savoir, réitérant sa question dans un demi-sommeil, aussi avait-il jeté un coup d’œil sur le réveil et réajusté le drap avant que de quitter la chambre pour aller vérifier l’heure dans le salon. Mais ne l’avait-il pas déjà fait ? Il s’était en effet souvenu du documentaire qu’en voulant s’assurer que l’heure affichée par le réveil dans la chambre était juste. Mais se s’était-il pas rendu dans la chambre après avoir éteint la télévision ? Pourquoi aller dans la chambre sinon pour faire part à Mireille de ce qu’il avait ressenti en entendant la compositrice expliquer ce cri ? Mais s’il s’était souvenu du documentaire en vérifiant l’heure dans le salon, comment pouvait-il alors avoir voulu se rendre dans la chambre puisqu’il ne se souviendrait du documentaire qu’après en être sorti, au moment où, justement, il jetterait un œil sur la pendule du salon, ainsi qu’il le faisait désormais, se rappelant cette voisine, qui, dès lors qu’elle se vit offrir une pendule ne s’en sépara plus, la posait devant son assiette et mangeait les yeux fixés sur le parcours des aiguilles, la posait au bout de son lit lorsqu’elle se couchait pour ne pas dormir, la maintint des mains sur son thorax lorsqu’elle mourut.