Que la chose soit techniquement possible ou non n’était pas la question, René voyageait dans le temps, retournait régulièrement au 19ème siècle, ça n’était pas très loin mais lui suffisait, une littérature abondante avait influé sur ce choix où les subtilités sur la culpabilité étaient absente, le 19ème, comme bien d'autres, car on y pratiquait la chasse, qu’on y pouvait encore tirer la gazelle, l’antilope, le fauve sans être inquiété et sans remords, mais aussi sans l’esbrouffe des safaris si vantés par ce gros pataud d’Hemingway, René rêvait des récits de grands explorateurs ou d’écrivains tirant avec une jubilation certaine à gauche et à droite, yaow! yaow! oui tous ou presque jouaient de la gachette en toute innocence sans qu’il y ait eu nécessité, ne s’en cachèrent pas, en rafolèrent même, à peine débarqués peng peng pan! étonnés peut-être d’abord de mettre en joue et d’appuyer sur la détente et pas encore aussi idiots que Tintin tuant d’autant plus d’animaux qu’il est persuadé de n’en tuer aucun, tu comprends, disait René à Lucien, être soi c’était ça, y aller franchement sans arrière-pensée, chichi et flafla, non pas avec l’intention de donner la mort mais au coup de feu, la conscience de la donner, un bon fusil et c’est tout, on marchait et abattait soudain une bête sans savoir cinq minutes auparavant qu’on allait l’abattre, yaow! ce qui faisait que cette chasse n’en était pas vraiment une où l’on piste le gibier à l’empreinte à la crotte et pabrang! non mon vieux, cela aurait plutôt à voir avec la mystique, oui c’est ça : mystique, être soi hors soi, comprends-tu? Lucien ne suivait pas René, dont il ne saisissait pas le charabia, n’écoutait d’ailleurs plus depuis longtemps, les yaow jubilatoires poussés par René l’ayant ramené par analogie à l’époque où il suivait la série Yao, fils qui partait à la recherche de son père emmarabouté par une sorcière dont il rejouait les épisodes sur la terrasse avec des figurines animales aux échelles fantaisistes, un tapis plié en guise de montagne, des fleuves marqués à la craie qui indiquait aussi la savane, le désert et le soleil cognant sur la baie vitrée du salon qui renvoyait la chaleur, augmentée, sur le ciment, et lui dans ce plein soleil rejouant la série mais ne jouant pas, étant en fait lui-même Yao traversant les campagnes africaines, les épreuves, rites, rare instant où, pensait-il, nous ne sommes pas séparés des choses ni de nos actes, mais en plein dedans, sans doute se souvenait-il mal mais que signifiait se souvenir bien? étayer ce souvenir en multipliant les détails, aligner des preuves tangibles pour soutenir ce dont il se souvenait? même les photos ne prouvaient rien, où celui qui les prend ne voit plus ce qu’il regarde car il le photographie et que ce qu’il photographie n’est plus la réalité mais déjà la photo et que celui ou ceux qui sont photographiés en s’efforçant tant de correspondre à l’idée qu’ils se font de l’instant et d’eux dans cet instant, dans l’espace de cet instant illustré par le lieu où ils se trouvent n’y sont plus du fait de l’effort, se voient déjà, se regardent être sur la photo, et le souvenir de cet instant est ailleurs, surtout pas sur la photo qui n’est pas fausse, mais ce n’est pas ça.