Elle se posa près de
son pied côté recto, se souleva, retomba sous l’effet
du vent, se redressa, sembla hésiter entre retomber côté
recto ou verso, effectua comme un saut de carpe, il finit par la plaquer
au sol de la semelle avant que le vent ne l’emporte définitivement.
Elle était affranchie. On y avait écrit une adresse et deux
mots : le début de formule de politesse, ils mordaient sur la légende.
Dessous, le vide, contenu par le rebord gauche de la carte, à droite
par le nom de l’éditeur, en bas, par le rebord inférieur.
Dilués, le nom et l’adresse du ou de la destinataire étaient
définitivement illisibles. Il ne put déchiffrer qu’un
M, rendu unijambiste par l'eau. Madame ou Mademoiselle puisque la carte
débutait par : Ma chère..., parfaitement lisible,
ce qui laissait à penser que seul le côté droit de
la carte avait été en contact avec l’eau. Il s’empêcha,
mais ne put s’empêcher de se demander à qui cette carte
eut été adressée une fois écrite et postée,
et qui en avait été l’expéditeur. Pourquoi
„avait-été“ et non „était“?
Rien sur la carte n’indiquait que ce temps était plus approprié
que l’autre. Celui ou celle qui était avait de grandes
chances de l’être encore, celle ou celui qui avait été
beaucoup moins? Supposait-il, inconsciemment ou non, que l’auteur
de cette carte avait été et n’était
donc plus? Et si tel était le cas, comment cette personne était-elle
passée de l'état d’être à celui de ne
l’être plus? Agacé, il s’éventait en agitant
la carte comme un éventail. L’air ne manquait pas pourtant,
qui eut bien suffit à lui éclaircir les idées, enfin
ces suppositions – soupçons? Le mot était tombé,
et, peut-être, pensa-t-il, aussi peu mal à propos que le
temps avec lequel il avait conjugué et par là décidé
de l’état de l’auteur qui avait été
et donc n’était plus. Il tourna, retourna la carte.
Ma chère... Regarda autour de lui, la falaise était
déserte, l’herbe rase ne frémissait qu’à
peine, les vagues passaient leur colère sur la falaise, les mouettes
mouettaient. Rien. Personne en tout cas à même de tenir un
stylo encre, d’écrire une adresse, de commencer un Ma
chère auquel devait succédé un prénom
renforcé peut-être d’un point d’exclamation,
que rien n’indiquait, certes, mais lui paraissait tout à
fait vraissemblable, en accord avec ce lieu fouetté par le vent,
déchiqueté par les vagues, coloré à discrètion
par la bruyère, l‘armérie maritime et quelque genêt,
où la lumière pouvait changer si rapidement qu’elle
ne vous laissait pas le temps de vous arrêter à une émotion
plutôt qu’à une autre, les bousculait au contraire,
les entrechoquait, les écartait, tournait, retournait, cependant
que le vent vous bourrait d’iode à en suffoquer et que le
fracas des embruns ne vous laissait pas en placer une. Secoué par
cette sauvagerie légendaire, paralysé, sans volonté,
vous vous retourniez extasié et la sauvagerie venait vous cueillir
au ras de de la falaise pour vous inviter à en admirer la base.
Ou peut-être vous jetâtes-vous, pour les mêmes raisons,
mais de plein gré? Ma chère ....! Il retira le
plein gré, pensant qu’un suicidé eut achevé
sa carte d’adieu avant que de se précipiter. Ma chère...!
C’est beau, que c’est beau, trop beau! Adieu!? Mais peut-être
l’auteur ne trouvait-il rien de beau à tout ce remue-ménage...
Un amoureux éconduit, déçu... ou aimé mais
dans l’impossibilité de retrouver l’aimée? Ma
chère – mais d’exclamation, point. Notre amour
est impossible – adieux? Cela ne collait pas. Un suicidé,
ou laisse un mot pour expliquer son geste, ou n’en laisse pas. En
laisse-t-il un, il l’écrit jusqu’au bout. Qu’en
savait-il? S’était-il, lui, déjà suicidé?
Ma chère... L’intention était là.
Interrompue par – une épouse, surgissant des genêts?
A qui il serait difficile de faire croire qu’il lui adressait, justement,
une carte postale, alors que celle-ci était manifestement adressée
à l’autre. Et le romantisme? L’auteur pouvait très
bien avoir eu l’idée d’écrire une carte à
son épouse, présente à ses côtés, qu’elle
eut découverte dans la boîte aux lettres en rentrant, et
qui lui dirait : Ma chère...! mon amour ! l’air du large sale mon amour... ô mon amour! que ne puis-je t’emporter comme les vagues pour toujours! C’est con. Ma chère...! ô mon aimée! Je t’aime aux embruns à mourir! C’est mieux, mais pourquoi ne pas l’avoir écrit? N’était-il plus sûr de son amour? Etait-ce la raison pour laquelle... Mais qui parlait de suicide? Cette carte pouvait tout aussi bien avoir été la raison d’un homicide, lequel pouvait très bien avoir été perpétré par un mari jaloux surgissant des genêts? Une bonne poussée, le rival définitivement hors de nuire. Sans doute serait-il rapidement soupçonné ce mari, inculpé même – et alors? Le cocu prend du galon en éliminant l’amant, aux yeux de la société comme à ceux de la justice, qui, sans faire preuve d’une clémence déplacée, comprenait, trouvait des circonstances. Or, si homicide il y avait eut, quid du cadavre? Il n’y avait là après tout qu’une carte anonyme. Et même si en interpolant les rôles l’amant se trouvait avoir été le pousseur et poussé le mari, le cadavre manquait. Pas de cadavre, pas de délit (à suivre?...). |